Ce repas ayant pour vocation de nous questionner sur le rapport entre le design et l’expérience, nous avons décidé de lier avec Odile Sageat nos recherches le temps d’un projet commun, pour que nos sujets de mémoire de fin d’étude se rencontrent et se complètent à travers l’expérience du repas. En effet le repas peut être perçu comme
une expérience utilisateur, et pensé comme un scénario d’usage.
Les enjeux pour l’une sont de régir l’organisation spatiale autour de la table jusqu’à dans l’assiette, afin d’observer comment les discussions, comportements, décisions, et actions sont influencées. Pour l'autre, la composition du repas et le choix de plats typiques sera l'opportunité d'évoquer le sujet des souvenirs liés aux odeurs
de plats cuisinés, et récolter des données spontanées, spécifiquement inspirées par le contenu des assiettes.

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DE L’EXPÉRIENCE : LE SCÉNARIO/DÉROULEMENT DU REPAS
Le moment du repas concentre beaucoup de curseurs essentiels. Dans un premier temps, c’est un moment de convivialité. C’est le moment ou l’on se retrouve ensemble, ou l’on échange, où l’on débat. Le repas est un moment de partage. Puis c’est aussi un moment de plaisir. Plaisir gustatif, mais aussi le plaisir du à la convivialité. Nous avons voulu créer notre dîner comme un moment où le partage était capital. Le partage d’expérience, de souvenir, d’anecdote... Afin que tout le monde s’écoute et que personne ne se coupe, il était important que les convives ne se connaissent pas ou très peu. Ainsi, personne ne se coupe la parole ou ne se bride.
Cette habitude de ne pas mettre des personnes qui se connaissent les une à côté des autres est très représentative des grandes réceptions.
Jefferson fut un homme d'État américain, troisième président des États-Unis, en fonction de 1801 à 1809. Également secrétaire d'État des États-Unis entre 1790 et 1793 et vice-président de 1797 à 1801, il était aussi œnologue et amateur de bonne cuisine. Ainsi, pendant sa présidence, il offrait toujours les meilleurs vins à ses convives. Il aurait introduit aux États-Unis la crème glacée, les gaufres et les macaronis, et
le muscat de Frontignan. C’est lui qui a imaginé le concept des “Jefferson dinners”. Il considérait le repas comme un acte politique à part entière. Pour que ceux cise réalisent au mieux, il tentait, par le plan de table imposé d’effacer la hiérarchie. Par ce biais, il tentait de s’opposer au modèle européen qui prône celle ci. En tant qu’hôte, il prenait énormément de soin à préserver une ambiance agréable et décontractée. Emblème du pays qu’il voulait que l’Amé- rique devienne.
_L'IMPORTANCE DE L'ASSIETTE
Poursuivant un travail de recherche sur les rapports entre pouvoir politique et repas, j'ai rapidement été confrontée à la notion de diplomatie culinaire. Ainsi, je suis arrivée à la conclusion que la nourriture était un moyen de communication politique.
La gastronomie en elle-même est représentative d’un patrimoine culturel immatériel d’un pays.
La manière de manger, de cuisiner, de recevoir, est le miroir de l’identité culturelle d’une société. Mais au-delà de cela, à l’échelle de l’individu, celle-ci est représentative de l‘identité de chacun.
Tout au long de ma première phase de recherches et d’expérimentations, je me suis intéressée à la composition de l’assiette en tant que composante du repas mais aussi en tant qu’élément visuel.
J’ai recréé différents types de repas entrant en jeu dans la représentation d’un pouvoir, depuis le repas d’apparat officiel au dernier repas des condamnés à mort américains. Ainsi, j’ai pu analyser la manière dont la présentation et la composition de l’assiette sont représentatives d’un rang social, d’une culture, d’une manière d’être et de se manifester politique- ment.
Mais le repas est aussi un moyen de partager, d’échanger, et par ce biais d’établir des liens.
“ La nourriture unit les personnes, dissout les différences, connecte les endroits et partage des histoires culinaires ” Kamal Mouzawak, make food not war
“ La nourriture est une valeur universelle qui réunit les gens ” Kamal Mouzawak, makefood not war
Le dressage d'une assiette est devenu indicative, notamment par l'apport de la gastronomie et
de la cuisine professionnelle (c'est-à-dire non domestique), d'un certain rang social et culturel. C’est pourquoi, je me suis intéressée à l'influence de la composition d'une assiette.
J’ai donc voulu réaliser des modules qui permettent de préparer le repas au mieux, de travailler différentes compositions. Ces modules ont été créés comme
un moyen de travail qui permet d’anticiper le moment du dressage. lors de notre repas, ces modules
ont ainsi été utilisés lors de la préparation
(des plats) notre repas et nous ont permis de définir les différentes compositions d’assiettes.
En utilisant la thématique du souvenir lors de notre repas, nous avons voulu renforcer le fait que la nourriture fait partie de nous. Cela induit donc
la mémoire du goût. Je me suis ainsi très rapide- ment approchée de l’aphorisme de Brillat Savarin “ dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es ”. Cet aphorisme met en avant le fait que la nourriture fait partie de notre manière d’être.
Ainsi, lors de notre repas, une des règles est de sentir le plat puis en parler et partager le souvenir qui nous vient en tête. La nourriture est un moyen de parler de soi et de créer plus rapidement des liens entre les convives.
La collaboration avec Odile, et l'ajout de la dimension olfactive est un bon moyen d'accroître l’expérience du repas, de permettre aux convives d’augmenter leurs perceptions et ainsi, de rappeler plus de souvenirs encore. Cela donne aussi place à une nouvelle manière d'appréhender le repas et de manger.
_LE PLAN DE TABLE
MON RÔLE 
Toujours dans l’optique de la dimension sociale et politique du repas, j’ai voulu mettre en avant l’im- portance de celui-ci comme créateur de lien social. Je me suis ainsi intéressée aux différents niveau du repas afin de définir mon intervention dans cette expérience.
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Le premier niveau était les invités. Comment choisir nos invités? Le but étant de créer de l’interaction, et d’analyser l’importance du repas dans la création de lien social. Il fallait donc des personnes qui ne se connaissaient pas, et d’horizons différents. C’est comme cela que nous avons sélectionné nos convives.

Puis, la question du plan de table s’est posée.
Notre but étant de tester l’influence de la nourriture sur les discussion et les manières de se rencontrer, j’ai mis un point d’honneur à ce que deux personnes qui se connaissent ne puissent pas être l’une à côté de l’autre.


Et enfin, le choix des plats ainsi que la composition de l’assiette. En rapport à notre thématique qui était le souvenir par l’odeur, la nature des plats servis avait une réelle importance. La composition elle, ne pouvait être mise de cotés. La manière de com- poser l’assiette est souvent représentative de la manière de recevoir ses invités, l’ambiance que l’on veut créer etc. (Lors d’un repas très décontracté - à la bonne franquette - la composition de l’assiette différera forcément d’un repas d’affaire) Nous avons donc pris le parti prit de réaliser plusieurs types d’assiette afin de voir comment les convives réagiraient.
En réalisant ce plan de table, j’ai fait en sorte que deux personnes qui se connaissent ne puissent pas être l’une à côté de l’autre.
Il a aussi été décidé de ne pas mettre côte à côte les deux représentantes de la tranche d’âge “50 ans et plus”.

LES INVITÉS :
Julie, 24 ans, Juriste - Amélie, 21 ans, Couturière chez Louis Vuitton - Margo, 20 ans, étudiante en graphisme - Odile, 21 ans, étudiante en design global (graphisme) - Étienne, 22 ans, créateur de parfum - Nadia, 58 ans, cadre bancaire - Ève, 54 ans, cadre commerciale - Lucile, 23 ans, étudiante en design global (graphisme)

_LE POUVOIR ÉVOCATEUR
DES ODEURS
L’OLFACTION, UNE CLÉ MÉMORIELLE
Après une première phase dans laquelle je me suis intéressée à l’olfaction de manière très large, j’ai pu affiner mon domaine de recherche en axant particulièrement la suite de mon travail sur la classification ainsi que la définition par des mots appropriés (“ linguistique ”) des odeurs.
Leur immatérialité et leur subjectivité crée un flou qui nous empêche de les maîtriser, même scientifiquement.Il est difficile de trouver un moyen de classification qui se justifie entièrement.
De la même manière il est difficile d’en décrire les sensations que nous provoquent ces substances volatiles... En effet, par manque de vocabulaire nous avons tendance à nommer les odeurs en fonction de leur source (“ ça sent le citron ”), ou à opérer des rapprochements avec des éléments connus (“ ça sent un peu comme le citron ”)...
Malgré notre incapacité à évoquer précisément ces sensations, la mémoire olfactive s’avère bien plus forte que ce que l’on pense. L’odorat possède l’accès à la mémoire le plus direct, les odeurs inhalées atteignant directement le cerveau émotionnel qui gère notre affect et qui réceptionne et mémorise nos émotions.
Telle fragrance remisée dans un coin de notre mémoire évoque automatiquement un champ de souvenirs. L’odeur peut alors être vectrice d’activation de la mémoire.
Ainsi on parle du syndrome Proustien, hypothèse complexe car dans cette optique ce n’est pas le pattern olfactif qui resurgit mais c’est
ce pattern en tant que “clé” qui permet d’accéder au contexte auquel il était historiquement attaché.
En s’appuyant sur cette thématique des odeurs très évocatrices, rappelant un souvenir chez chacun, nous avons imaginé un menu constitué de certains aliments et plats typiques, de manière à observer si certaines odeurs rappellent des souvenirs similaires à tous et comment les convives les décrivent.
J’ai créé un bref questionnaire distribué à chacun avant l’arrivée des plats, composé de quelques questions qui permettent d’émettre un jugement
de valeur sur la puissance du souvenir, sa précision, sa nature. Un espace est aussi laissé pour décrire son souvenir en quelques mots.
En prenant parti de laisser à ce questionnaire un aspect graphique simple et neutre, je n’ai pas voulu influencer les invités en leur proposant un support trop “ précieux ”. Je souhaite, dans un premier temps, voir également comment nos invités réagissent face à ce papier venant saccader leur repas.
Comme on peut le constater, certains se sont approprié la page.
Les réponses obtenues ont ensuite été traitées sous formes de diagrammes inspirés des outils de composition d’assiette de Lucile.
Nous avons pu observer que le principe de ce repas-expérience avait très bien été accepté et pris en compte par les invités. Ceux-ci n’étaient pas réticents à “ jouer le jeu ”, et l’expérience en elle-même est devenue un prétexte à nourrir les conversations durant le repas. Ce premier repas a été pensé comme une première phase d’expérimentation et de prototypage, en vue d’une deuxième phase, et nous n’avons pas souhaité tout maîtriser, seulement faire partie du repas.
Cela était une manière pour nous de ne pas créer un regard extérieur qui aurait pu brider les conversations. Se sentir observer peut créer un malaise et empêcher certaines conversations. Cela nous a permis aussi de pouvoir réagir aux conversations et recentrer celles-ci sur le thème principal du repas.
ADOUCIR LES MŒURS (Lucile Peron)
En conviant des invités de tranches d’âges, d’environnements différents, qui ne se connaissaient pas, je souhaitais observer comment le repas pouvait être un moyen de se rencontrer, d’amener des situations - des conversations - qui permettent de créer des liens plus facilement.
La collaboration avec Odile représente un apport significatif. Ses recherches ont influencé le choix des plats, mais ont aussi nourri les conversations, accentuant l’aspect social du repas.
Le fait d’avoir créé des assiettes contemporaines et influencées par la gastronomie (légumes vinaigrés, cuisine fusion), puis beaucoup plus traditionnelles et domestiques (poulet rôti frites, île flottante) a permis aux invités de partager, dans un premier temps, des souvenirs intimes, puis de diverger sur de nombreuses conversations. La barrière de l’intime ayant été “ brisée ” par l’évocation de souvenirs liés à l’assiette, cela a permis aux convives de se confier beaucoup plus rapidement sur de nombreux sujets. Ainsi, j’ai pu constater une première forme de “ diplomatie culinaire ”, pas au sens politique, mais au sens de la convivialité. Le rituel de la table et le prétexte de sa recomposition particulière par nos expériences ont permis de créer des liens, de rapprocher les gens, d’adoucir la réticence que nous pouvons avoir face à des inconnus et ainsi, de se confier,
de discuter beaucoup plus simplement.
Il était d’ailleurs surprenant à la fin du repas, de voir que les convives avaient échangé leurs numéros de téléphone pour pouvoir continuer à discuter de certains sujets évoqués à table.

Conclusion… VERS UN SECOND REPAS
Ce premier repas s’inscrit dans une approche commune de nos recherches.
Notre but, lors de ce dîner, fut d’abord de nous entendre sur le déroulement de cet évènement afin que chacune y trouve sa place, en nous apportant mutuellement un regard critique. Dans un second temps, il s’agissait de prendre connaissance des ré- actions de nos invités par rapport à nos questionnements respectifs, mais aussi face à notre dispositif d’expérimentation. Nous avons donc organisé ce dîner comme un prototype de test pour une meilleure itération à venir d’un autre repas-expérience.
Nous avons laissé consciemment une place au hasard, afin de prendre connaissance sans apriori de certaines possibilités de comportements et de réactions. Cette première étape d’expérimentation va nous permettre, dans nos prochains repas-expérience de prendre en compte le résultat de nos observations et d’adapter notre scénario. Par exemple, avoir une réelle trame du repas permet de guider les conversations et éviter que celles-ci ne dérapent.
Malgré certains éléments que nous n’avions pas prévus ou imaginés, ce dîner nous a permis d’ex- traire beaucoup d’éléments: lesquels ?(conversations qui divergent par manque d’animation de notre part en début de repas - les goûts de chacun...) (manière d’interagir, etc.)
En ce qui concerne le repas en lui-même, le fait d’avoir un sujet de conversation central, où tout le monde pouvait participer, a été un moyen de rapide- ment créer des liens entre les convives.
La focalisation sur la dimension olfactive du repas a mené chacun à se confier sur sa vie privée. Les questions posées ont amené les convives à évoquer des souvenirs.
Cela a donné une ligne directrice à notre repas.
Le fait d’avoir une action à répéter avant chaque dégustation (de sentir puis raconter son souvenir)
a obligé les invités à réaliser ensemble ce rituel que nous avions imposé. C’était une manière pour les invités de découvrir les odeurs et de partager ensemble leurs souvenirs et ressentis. Une atmosphère conviviale s’est vite établie autour de la table. Et se sentant à l’aise, les invités se confiaient sans retenue.
Un questionnaire demandant aux invités de restituer leurs souvenirs et de noter la précision de celui-ci était présent à table.
C’était un moyen de récolter des informations et de pouvoir ensuite les restituer de manière
à créer des diagrammes personnels des invités pour chacun des plats. Ainsi, chaque plat devient unique à chaque personne.

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